Pendant l’été 2013, j’ai pu m’incruster pour la deuxième année consécutive dans un des évènements les plus attendus de Camargue : le baguage des flamants roses. Une épopée grandiose, d’à peine une demi-journée, mais préparée pendant des mois en amont.
Petite mise en contexte. En France, les flamants roses ne se reproduisent que dans une seule colonie, sur un petit ilot au cœur de la Camargue. Protégés de tous les côtés, personne ne peut s’en approcher à l’exception de quelques rares privilégiés qui les étudient. Une tour d’observation est construite juste en face de l’ilot, et on y accède camouflés sous un espèce de mini-tank flottant. La reproduction se passe tranquillement, avec des observations presque quotidiennes qui permettent de lire des bagues et de déterminer quels individus sont présents et s’ils se reproduisent. Les bagues en question sont composées d’un code alpha-numérique propre à chaque individu, et lisible jusqu’à 300m. On peut ainsi connaître l’histoire de nos flamants : âge, longévité, reproduction, dispersion… Une mine d’informations bien précieuse pour les chercheurs ! C’est pour cette raison que, chaque année, une armée de volontaires se réunit pour l’évènement ultime, le baguage des jeunes flamants.


Comme seuls les V.I.P. (quelques 200 personnes tout de même…) sont invités à participer à cet évènement, voici en exclusivité le récit d’une poignée d’heures palpitantes. Il est 5h, la nuit est encore bien noire quand une ribambelle de véhicules quitte le centre de recherches biologiques de la Tour du Valat. Malgré l’heure matinale, la plupart des gens sont bien réveillés. L’effet de l’excitation probablement, mais il faut dire que les dizaines de moustiques et leurs bzz-bzz provocateurs y sont aussi pour quelque chose. On est en Camargue tout de même ! La foule a rendez-vous sur la digue. Tout le monde est bien rodé, la réunion obligatoire de la veille ayant permis d’assurer une organisation optimale. Les participants sont répartis dans plusieurs équipes, chacune ayant une couleur de t-shirt différente. Le premier défi une fois arrivés est de repérer son chef d’équipe dans l’agitation et l’obscurité. Le départ s’effectue peu après 5h30. Chaque équipe part à tour de rôle sur deux digues différentes, les jeunes flamants se trouvant quelque part entre ces deux digues. C’est ainsi que 200 personnes se mettent en marche, accompagnées cette année du grondement sourd de l’orage et d’une multitude d’éclairs déchirant le ciel et accompagnant le timide lever du soleil.


Les jeunes flamants, qui sont encore tout gris et qui heureusement ne savent pas voler, sont tous regroupés en une « crèche », gardée par quelques adultes. Le but de la manœuvre est de les encercler, et les guider vers un entonnoir se terminant par deux enclos. Les chefs d’équipe jouent du talkie-walkie pour synchroniser tout le monde. Une fois les équipes en place, le rabattage commence. En même temps que la pluie. L’étau humain se ressert petit à petit sur le groupe de flamants qui se met en mouvement, avec la même apparence d’unité qu’un banc de poissons. Les adultes s’envolent assez rapidement, ajoutant l’éclat rouge de leurs ailes au ciel déjà magnifique. Cette année, l’étang est particulièrement sec. Un avantage dans le sens où les gens n’ont pas les pieds dans l’eau, hormis les malchanceux des premières équipes qui pataugent dans une boue noire, odorante et particulièrement avide de capturer les chaussures mal attachées… En revanche, la sécheresse a également une autre conséquence : les flamants courent beaucoup plus vite ! Une fois le groupe en mouvement, la synchronisation du rabattage devient primordiale.


Le jour est maintenant totalement levé, les flamants sont en passe de rentrer dans l’entonnoir. Les premiers arrivés se rendent compte du traquenard et tentent de faire demi-tour, les suivants leur foncent dedans sans comprendre, l’inévitable se produit : un tas de flamants. Un enchevêtrement de cous, de pattes et de corps, tout le monde est à terre dans un chaos assez effrayant. Il faut intervenir rapidement. On s’écarte, on relève rapidement les jeunes, heureusement tout le monde va bien. Une partie du groupe est déjà rentré dans l’enclos, les autres sont autorisés à déguerpir. Sur 3000 poussins présents, seuls 800 seront bagués.


Un petit répit dans l’organisation, quelques minutes à s’autoriser l’observation hypnotique de ces 800 êtres étranges tournant en rond, à présent séparés dans deux grands enclos. Et déjà les chefs d’équipes appellent leurs soldats. Chacun connait son poste et son rôle précis. Dans les grands enclos, des personnes sont chargées d’attraper les flamants et de les passer dans des minis enclos propres à chaque équipe. Les animaux sont ensuite passés de mains en mains, tour à tour bagués, mesurés (aile et tarse) et pesés. Des plumes sont prélevées, elles permettront de déterminer le sexe de chaque individu grâce à une analyse génétique. D’autres prélèvements sont effectués, sur un nombre plus restreint d’individus, pour des expériences à part. Des prises de sang par exemple, ou des prélèvements cloacaux. Et puis depuis l’année dernière, des expériences de comportements sont mises en place sur les jeunes durant le baguage. Certains individus passent ainsi des tests de personnalité. La partie la plus drôle consiste à placer le flamant par terre, sur le dos, et à chronométrer le temps qu’il met pour se relever. Si certains sont très réactifs et obligent les observateurs à leur courir après, d’autres semblent paralysés par cette position inhabituelle et restent bêtement posés au sol, cou et pattes tendus, parfaitement immobiles. Le test du crayon, qui consistait à provoquer l’agressivité des jeunes en approchant un crayon de leur tête, a été abandonné cette année. L’année dernière, les flamants se souciaient bien plus de pincer les gens qui les portaient que le crayon…



Chaque flamant ayant passé toutes les étapes obligatoires de son parcours, et éventuellement les dernières étapes optionnelles, est alors relâché dans l’entonnoir. La plupart sont épuisés par les évènements, et s’en vont tranquillement, s’allongeant parfois au sol quelques secondes avant d’avoir la force de partir. Les jeunes trop épuisés sont conduits dans une infirmerie, spécialement conçue à l’écart de l’agitation générale pour leur donner le répit nécessaire avant de reprendre la direction de la crèche.

Huit cent flamants plus tard, c’est au tour des humains de remballer. Les enclos sont démontés, en quelques minutes, au grand dépit des personnes qui ont mis toute leur énergie et plusieurs semaines à les monter avant le baguage (croyez-moi, j’en ai fait partie !). Il n’est même pas 10h quand tout le monde reprend la direction des voitures, n’ayant en tête que le petit-déjeuner offert à quelques kilomètres de là en attendant le traditionnel grand banquet qui clôture l’évènement.

Ainsi se termine une des épopées les plus grandioses de mon été. Si vous souhaitez en savoir plus sur le baguage et tout ce qui concerne les flamants en Camargue, allez faire un tour sur ce site : http://flamingoatlas.org/ Vous y trouverez toutes les photos de toutes les années de baguages, de nombreuses informations, ainsi que la possibilité de… parrainer un flamant ! Depuis quelques années, la colonie a déménagé. Voici quelques images de baguages plus récents :
Crédits photo : Tour du Valat.